15
Un épais brouillard recouvrait les quais de la capitale. Après une demi-journée de soleil, un vent mauvais rabattait les fumées. Tantôt vert sombre, tantôt brun orangé, la couleur de la Tamise n’avait rien d’engageant. Le fleuve devenait un égout où se déversaient les rejets des abattoirs, des tanneries et des brasseries. Des charognes passaient au fil de l’eau. Habitué à ce triste spectacle, le conspirateur Littlewood songeait aux pénibles conditions de vie des travailleurs de l’East End. Chaque jour, la corvée d’eau était un sérieux problème. À bien des endroits, un seul robinet desservait plusieurs maisons, et il fallait batailler pour avoir, tôt matin, une bonne place dans la file d’attente. On remplissait un maximum de seaux et de bassines et l’on devait souvent se rationner. Les riches, eux, prenaient des bains et lavaient leurs légumes.
Lorsque Littlewood détiendrait le pouvoir, il obligerait les aristocrates à servir les pauvres. Vêtues de haillons, les duchesses nettoieraient les planchers avec de l’eau souillée et les lords transporteraient des heures durant de lourds récipients. Les voir s’effondrer d’épuisement serait un magnifique spectacle.
Une image fascinait le comploteur : celle des têtes des nobles français tranchées et exhibées au bout d’une pique. Ces visages blêmes et ces yeux morts n’exprimaient plus d’arrogance. Seule une révolution sanglante modifiait vraiment les esprits.
Littlewood serra le manche de son couteau. On s’approchait.
Sortant de la brume, le policier corrompu qui appartenait à l’équipe du colonel Borrington. Un coup somptueux, réussi grâce à une prostituée de Whitechapel que fréquentait ce représentant de l’ordre public. Soit Littlewood le dénonçait à sa hiérarchie et mettait fin à sa carrière, soit l’imprudent se pliait à ses exigences, en échange d’une rémunération convenable.
Le policier n’avait pas hésité. À intervalles réguliers, il informait le révolutionnaire des projets du colonel Borrington qui, lors de ses tentatives d’arrestation, échouait de façon lamentable.
L’intrusion d’un émissaire du gouvernement, chargé d’une mission spéciale, avait intrigué Littlewood. En apprenant la nomination de l’inspecteur Higgins, un enquêteur de première force, à la tête d’une sorte de service secret, le conspirateur avait mesuré le danger. Cette fois, le gouvernement employait les grands moyens.
Réaction trop tardive, car les réseaux de Littlewood étaient solidement implantés. Une bonne partie des ouvriers de l’East End n’hésiteraient pas à se soulever, et la faiblesse des forces de l’ordre, morcelées et privées d’un véritable chef, serait un avantage décisif. Coureur de jupons et tête vide, George IV était incapable de diriger et abandonnait le pouvoir aux réactionnaires du parti tory que le guide de la révolution exterminerait de ses propres mains.
Habillé d’un pantalon de serge et d’une veste rapiécée, le policier ressemblait à l’un des innombrables traîne-savates cherchant du travail sur les docks.
— C’est fait ? demanda Littlewood.
— C’est fait. L’inspecteur Higgins ne se méfiait pas, mon fiacre s’est approché en douceur. J’ai tiré, il s’est effondré. Le cocher n’a pas compris tout de suite la situation, j’ai eu le temps de m’enfuir. Vous êtes définitivement débarrassé de ce gêneur.
— Beau travail, mon gars.
— Le colonel Borrington est un imbécile, mais il finira par comprendre mon rôle exact. À présent, selon vos promesses, il faut me cacher et me payer.
— Je tiens toujours mes promesses, déclara Littlewood, et je vais t’offrir un abri très sûr. Avant de quitter ton service, as-tu appris du nouveau me concernant ?
Les deux hommes marchèrent lentement, côte à côte, en direction d’un entrepôt.
— Vous pouvez dormir tranquille ! Le colonel sera muté dans une ville de province et son équipe dissoute. La mort de Higgins sapera le moral du gouvernement, et l’on en reviendra aux bonnes vieilles méthodes policières, à l’inefficacité mille fois démontrée.
— Reste un détail gênant, mon ami.
— Lequel ?
— Tu connais mon visage et mon véritable nom.
— Ce secret sera bien gardé, croyez-moi !
— Difficile d’avoir confiance en un traître, de surcroît policier. Une hypothèse me trouble : ne serais-tu pas, en réalité, au service du gouvernement et chargé de me manipuler ?
— J’ai tué un inspecteur et abandonné mon poste !
— Ne s’agirait-il pas d’un rideau de fumée ?
— Je vous jure que non !
— Ah, les faux serments ! J’en ai tant entendu, même de la bouche de mes meilleurs amis. On ne se méfie jamais assez, surtout lorsqu’on lutte contre le pouvoir en place.
Jaillissant du brouillard, trois costauds entourèrent le policier. La taille de leurs gourdins le glaça d’effroi.
— Ces braves dockers vont s’occuper de toi.
Le condamné tenta de s’enfuir.
Un simple coup de pied le jeta à terre. Et les gourdins entrèrent en action.
Indifférent au sort de ce médiocre devenu inutile, Littlewood s’éloigna. Le « plouf » du cadavre s’enfonçant dans les eaux sales de la Tamise lui arracha un demi-sourire.
Ses fonctions officielles le rendaient insoupçonnable et lui permettaient d’obtenir les fonds nécessaires à sa croisade. En avançant, il serait contraint d’éliminer d’autres déchets. La victoire finale était à ce prix.
Les joues ornées de superbes favoris, le médecin-chef du St. Thomas Hospital observa le Titan de Padoue comme s’il désirait poser un diagnostic.
— Vous me paraissez en excellente santé, monsieur Belzoni. De quoi souffrez-vous ?
— Je ne suis pas venu consulter, mais vous demander des nouvelles du docteur Bolson.
Le médecin-chef gratta ses favoris.
— Bolson, Bolson… Un médecin légiste ?
— En effet.
— Il n’appartient pas au personnel de l’hôpital.
— C’est pourtant ici qu’il comptait autopsier une momie.
— Une momie… Vous êtes certain ?
— Je l’ai ramenée moi-même d’Égypte et je l’ai confiée au docteur Bolson.
— Bizarre… Je n’ai pas entendu parler de ce genre d’expérience et je ne connais pas personnellement cet honorable collègue. À votre place, je me rendrais à son domicile afin d’éclaircir cette affaire. Tâchez de garder la forme, Belzoni.
Le colosse rejoignit son fiacre et demanda à son domestique de forcer l’allure. James Curtain commençait à se débrouiller au sein de la circulation londonienne, de plus en plus démente. Les beaux quartiers du West End n’échappaient pas à la règle, et les cochers devaient faire preuve d’audace et de dextérité.
La pluie s’intensifia, les ruelles non pavées devinrent glissantes. James Curtain évita de justesse une calèche lancée à vive allure et atteignit sa destination à la tombée du jour.
Belzoni se rua vers la demeure du légiste et frappa à la porte de plusieurs coups puissants.
Un rideau se souleva.
— Qui est là ? demanda, de l’intérieur, une voix frêle.
— Belzoni, un ami du docteur Bolson. J’aimerais lui parler.
La porte s’ouvrit lentement.
Apparut une vieille femme ratatinée, fragile à se briser.
— Vous n’êtes pas au courant ? Mon frère est décédé.
— Mes condoléances, balbutia le géant, choqué. Comment est-ce arrivé ?
— Je ne sais pas.
— Une maladie, un accident ?
— Je ne sais pas.
— C’est impossible, madame ! On vous a forcément informée des causes de ce décès.
— Je n’ai rien à vous dire.
— Votre frère vous a-t-il parlé d’une momie ?
— Certainement pas.
Avec autorité, la vieille personne claqua la porte. Dépité, Belzoni ne sentit pas l’averse mouiller son habit. Le docteur et la momie disparus… Que signifiait cet imbroglio ?